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Alberto Giacometti, Grande Femme III, 1960

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Artiste : Alberto Giacometti

Titre : Grande Femme III

Année  : 1960

Matériau : bronze

Dimensions : 235.8 x 32.3 x 54 cm

Institution : Musée Cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

Cet article propose de comprendre comment cette sculpture incarne, dans sa monumentalité aussi bien que dans sa fragilité apparente, la quête d’Alberto Giacometti pour rendre visible la présence de l’être au monde, en mobilisant à la fois une approche formelle, biographique, stylistique et iconographique. Pour effectuer cette recherche, nous pourrons nous appuyer, entre autres, sur les ouvrages éclairants d’Yves Bonnefoy [4], de Thiery Dufrêne [5] ainsi que d’Alexander Schaumann [6], qui forment un corpus à la fois structurant, approfondi et sensible vis-à-vis de la place qu’occupe cette œuvre dans la vie et la pensée de son auteur.

Une forme sculpturale entre abstraction et présence

Au musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne se trouve l’une des versions d’une Grande Femme du sculpteur suisse Alberto Giacometti : Grande Femme III. Réalisée en 1960 dans le cadre d’un projet initié par l’architecte Gordon Bunschaft pour la Chase Manhattan Bank Plaza à New York, cette sculpture monumentale était destinée à orner la place. Une occasion pour l’artiste suisse d’ancrer son travail aux États-Unis en cette fin de carrière, après y avoir exposé à plusieurs reprises, il propose alors une synthèse de son œuvre en y projetant une Grande Femme, une Grande Tête, ainsi qu’un Homme qui marche [1].

Ce projet n’a finalement jamais abouti, en raison de longues hésitations et de doutes persistants de l’artiste [2]. Toutefois, Alberto Giacometti a continué à développer ce groupe de sculpture, en les travaillant encore et encore, donnant lieu à quatre Grandes Femmes en bronze, exposées à plusieurs reprises depuis [3].

1. UNE FORME SCULPTURALE DEBOUT DANS LE VIDE : MATIÉRE, FORME ET STYLE

Grande Femme III, sculpture de bronze, fut coulée à partir d’un plâtre en 1963 [7]. Haute d’environ 2.35 mètres et reposant sur un socle carré massif, elle représente une femme debout, dans une stricte frontalité, les bras le long du corps et les pieds fermement ancrés dans le socle. Son corps est élancé et particulièrement étroit. Ses disproportions sont visuellement percutantes : les jambes, fines et droites, sont trop longues par rapport aux bras, tout comme le son cou, qui se fond dans la tête et dans le torse, est trop fin [8]. Il en résulte une posture droite, rigide et figée. Aucune once de mouvement n’est perceptible. La surface de l’œuvre s’impose au regard : marquée par des irrégularités, elle témoigne des gestes d’ajouts et de retraits du modelage du plâtre [9|.

Elle présente alors un aspect rugueux, un caractère inachevé, par tous ses creux et ses reliefs. La vision titanesque du groupe de sculptures envisagée par Gordon Bunschaft pour la Chase Manhattan Bank Plaza entrait en tension avec le principe d’Alberto Giacometti [10]. C’est probablement pour cette raison que la conception de ce groupe fut si tourmentée pour l’artiste, car comme cela sera développé au cours de cette recherche, la question de la figure humaine et de sa représentation dans l’espace l’a préoccupé toute sa vie [11].

La vie d’Alberto Giacometti, rendue notamment par plusieurs récits autobiographiques [12], a commencé en 1901 dans le petit village suisse et isolé de Borgonovo, près de Stampa, dans les Grisons. Il est le fils de Giovanni Giacometti, lui-même artiste [13]. À partir de 1922, il étudie à Paris à l’académie de la Grande-Chaumière, dans l’atelier de Pierre Bourdelle. Très vite, le jeune artiste rencontre un rapport intense à la vision, des difficultés liées à la perception de la réalité des choses, à leur représentation dans l’espace [14].

À l’issue de sa période surréaliste [15], il retourne finalement au travail d’après modèle, tentant d’entamer une recherche personnelle sur la figure humaine et l’espace, sans aboutir, à l’en croire. S’en est alors suivi une longue période de recherche presque compulsive, souvent accompagnée de frustration et d’angoisse, pour rendre la vision des choses au sens de leur présence, dans l’espace et dans cette matière inerte qu’est celle de la sculpture. Malgré lui, ses figures deviennent de plus en plus petites [16].

Après la Libération, dans un contexte existentialiste [17], Alberto s’en tient à privilégier l’analyse de sa propre et unique vision des choses [18]. Il parvient à réaliser des sculptures sans les faire rétrécir, mais elles s’allongent, s’amaigrissent [19]. À partir de 1950, il travaille sur une série de Femmes debout, parallèlement à une étude inlassable de têtes, puis sur le projet de la Chase Manhattan Bank Plaza. Il ne parvient toutefois pas à aboutir à sa satisfaction, à la recherche perpétuelle de la représentation de la réalité telle qu’il la voit.

2. UNE PRÉSENCE EXISTENTIELLE : SENS ET RÉFLEXIONS

Grande Femme III a initialement été pensée pour figurer sur une place avec une Grande Tête ainsi qu’un Homme qui marche [20]. Le sujet des places, des figures qui se rencontrent, était déjà présent dans son œuvre, dans des compositions antérieures telles que La Clairière, dans lesquelles chaque figure occupe l’espace comme une entité isolée tout en structurant un champ relationnel. Ensemble, elles évoquent le rapport à d’autres figures, à autrui [21].

Tout au long de sa carrière, Alberto Giacometti a été confronté au paradoxe suivant : vouloir captiver la vie, le sentiment existentiel, et ne réussir qu’à fixer des formes mortes. Alors qu’il tend à cacher la matière pour montrer la présence existentielle de ses figures, cette dernière disparît dans la matière [22]. Il parle lui-même de « l’impossibilité de saisir l’ensemble et ce qu’on pourrait appeler les détails » [23]. Face à ce qu’il vit comme des échecs, il développe la possibilité de répondre à l’enlèvement de matière par l’ajout de matière. Les parties volumineuses de ses sculptures ne sont plus vécues comme un poids, mais comme une concentration de forces dans l’espace. Les parties creuses semblent alors attirer et absorber ces forces [24].

Si l’on tente désormais d’appliquer ce processus à Grande Femme III, l’on pourrait dire que le socle, par sa masse, agrandit la perception de l’espace et rend la silhouette délicate et légère. Le torse est massif par rapport au ventre, aux hanches et à la tête, comme des plateformes intérieures qui soutiendraient l’ensemble de la figure. L’espace s’engouffre au niveau du ventre, s’accumule dans la poitrine, et remonte dans le cou avant de se dissiper dans le regard, mais les yeux sont absents. On rencontre alors un certain paradoxe entre monumentalité et absence, entre résistance et sollicitation [25].

De cette manière, une force intérieure et une détermination se créent et s’opposent à l’espace. En quelque sorte, l’artiste se libère de la contrainte de la représentation d’une réalité stable en donnant une réponse artistique au problème [26]. Ainsi, la rugosité de la surface et des contours de la sculpture souligne le caractère éphémère de cette immobilité [27]. La figure donne alors l’impression d’être née d’une seule coulée de bronze, offrant un caractère organique et vivant à sa surface [28]. Si l’on revient désormais à l’aspect disproportionné de cette sculpture, il est important de relever son rôle expressif : la figure porte très haut dans l’absolu sa tête, de manière à décrire cette présence antérieure et non pas d’une femme réelle [29].

 

Grande Femme III se tient à la croisée de plusieurs chemins : celui de la biographie de son auteur, dont les œuvres de fin de carrière font office de synthèse des réflexions qui l’ont suivi toute sa vie, celui de sa propre philosophie existentielle, et celui de la sculpture moderne. Monumentale et fragile à la fois, elle témoigne de l’ambition démesurée et sans fin d’un artiste en quête de rendre visible la présence existentielle de l’être [30]. Face à cette sculpture, l’effet produit sur le spectateur est puissant : son immobilité et sa frontalité créent un effet d’interpellation directe. Les disproportions du corps produisent une sensation de fragilité et d’étrangeté, tout en imposant une confrontation par sa taille. Elle produit alors une impression saisissante et inquiétante [31].

Cette étude mériterait d’être approfondie en examinant plus largement le dialogue qu’auraient pu nouer, sur cette place, les trois sculptures initialement conçues : la Grande Femme, l’Homme qui marche et la Grande Tête. Premièrement au travers d’une analyse formelle, stylistique et, enfin, philosophique de chacune d’elles. Ensuite, par une observation des places antérieures de l’artiste.

RÉFÉRENCES

[1] BITAR Kerstin, Alberto Giacometti: Grande tête, L’homme qui marche II, Grande femme III, Grande femme IV, Riehen/Bâle : Fondation Beyeler, 2004, p. 4.

[2] DUFRÊNE Thierry, Alberto Giacometti : les dimensions de la réalité, Genève : Editions d’Art Albert Skira S.A., 1994, pp. 173-174.

[3] DUFRÊNE 1994, p. 174.

[4] BONNEFOY Yves, Alberto Giacometti : biographie d’une œuvre, Paris : Flammarion, 1991.

[5] DUFRÊNE 1994.

[6] SCHAUMANN Alexander, Kunst und Wahrnehmung : künstlerische Prozesse bei Wassily Kandinsky, Piet Mondrian, Paul Cézanne, Vincent van Gogh, Joseph Beuys, Alberto Giacometti, Rudolf Steiner, Dornach : Verlag am Goetheanum, 2022.

[7] Fondation Giacometti, catalogue en ligne, notice d’œuvre « Grande Femme III, Alberto Giacometti », disponible à l’adresse URL : https://www.fondation-giacometti.fr/fr/database/182546/grande-femme-iii, consulté en ligne le 12 mai 2025.
BITAR 2004, p. 6.

[8] SCHAUMANN 2022, p. 148.

[9] Il aurait imaginé des sculptures atteignant jusqu’à vingt mètres de hauteur, selon Christie’s, 5 minutes with… Giacometti’s Grande Femme II, 2017, disponible à l’adresse URL : https://www.christies.com/en/stories/grande-femme-ii-by-alberto-giacometti-f59e5a4c5e134fb4a4649f30fe185f38, consulté en ligne le 20 mai 2025.

[10] KÜSTER Ulf (dir.), Giacometti, cat. exp. [Riehen, Bâle, Fondation Beyeler, 31 mai-11 octobre 2009], Ostfildern/Bâle : Hatje Cantz/Beyeler-Museum AG, 2009, p. 6.

[11] Notamment dans Le Rêve, le Sphinx et la mort de T (1946), voir BONNEFOY 1991, pp. 40-41.

[12] À propos de l’œuvre de Giovanni Giacometti, voir : KÜSTER 2009, pp. 26-43 et BONNEFOY 1991, pp. 57-86.

[13] BONNEFOY 1991, p. 120-121.

[14| À propos de sa période surréaliste, voir : BONNEFOY 1991, « L’époque surréaliste », pp. 191-242.

[15] BONNEFOY 1991, pp. 270-273.

[16] Au sujet de l’existentialisme, voir : VAN HOOFF Dominique, « Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre: regard sur l’œuvre d’Alberto Giacometti », in : Simone de Beauvoir Studies, vol. 23, 2006-7, pp. 96-105.

[17] FIBICHER Bernard et al., Guide de la collection, Zürich : Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne/Scheidegger & Spiess, 2020, p. 8.

[18] Pour l’entendre à ce sujet, voir : Rencontre avec le sculpteur suisse Alberto Giacometti, extrait de l’émission Domaine public, 11 min., 27 mars 1963, RTS. Disponible à l’adresse : https://www.rts.ch/play/tv/domaine-public/video/alberto-giacometti?urn=urn:rts:video:14948241, consulté en ligne le 01.04.2025.

[19] BITAR 2004, p. 4.

[21] Au sujet des places de l’artiste, voir le chapitre « La variable créatrice : Les places » dans : DUFRÊNE Thierry, Alberto Giacometti : les dimensions de la réalité, Genève : Editions d’Art Albert Skira S.A., 1994, pp. 157-159.

[22] BONNEFOY 1991, pp. 314-316.

[23] GONZÀLEZ 2006, p. 146.

[24] SCHAUMANN 2022, pp. 148-155.

[25] SCHAUMANN 2022, p. 155.

[26] KÜSTER 2009, p. 16.

[27] KÜSTER 2009, p. 17.

[28] BITAR 2004, p. 7.

[29] BONNEFOY 1991, pp. 321-322.

[30] BONNEFOY 1991, p. 55.

[31] SCHAUMANN 2022, pp. 150-152.

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